NON AU SACRO-SAINT "LIBERALISME"
Le Figaro
29 août 2003
La prise de participation massive de l’Etat dans le capital d’Alstom, au nez et à la barbe de Bruxelles, résonne comme un coup de tonnerre salutaire dans le ciel économique - et politique - français. Cette décision éclair a pris de court les uns et les autres, suscitant des réactions à front renversés et bousculant les lignes de partage traditionnelles. C’est là le signe, évident, de la réalité et de l’importance de l’enjeu.
De quoi s’agit-il ? De savoir si l’adaptation de la France au sacro-saint « libéralisme » doit passer par sa désertification industrielle, dès lors que l’Etat s’interdirait toute intervention dans la sphère économique. Corollairement, est également posée la question du bien-fondé d’une certaine construction européenne qui, arc-boutée de surcroît sur une conception angélique du libre-échange, conduit mécaniquement et dogmatiquement à un désastre économique, puis social et enfin politique.
En injectant - provisoirement - dans Alstom 300 millions d’euros, le gouvernement serait-il en train de renoncer à la modernisation du pays pour opérer un grand bond en arrière dans l’économie administrée de type socialiste ? N’en déplaise aux quelques voix de la majorité (un comble !) qui se sont élevées pour le craindre, l’Etat ne fait en l’espèce que son travail : assurer le sauvetage d’un poids lourd de l’industrie française et européenne (qui emploie près de 110 000 personnes), dont le naufrage programmé aurait eu des conséquences économiques, sociales et stratégiques irréparables pour le pays.
En effet, qu’on y songe donc à deux fois : la débandade de France Télécom hier et celle d’Alstom aujourd’hui sont-elles imputables à « l’incurie atavique » des derniers restes de l’Etat colbertiste, si souvent dénoncée par certains, ou plutôt au développement en son sein d’une culture de l’inertie au nom, précisément, du dogme absurde du « laisser-faire » réclamé par les mêmes ? La réponse tombe sous le sens. Ainsi, les conseils d’administration, le système bancaire, les marchés et au bout du compte les pouvoirs publics ont « laissé faire » quelques dirigeants d’entreprises aventureux, certes issus parfois de la fonction publique, mais dont les erreurs arrogantes et effarantes n’ont rien à envier à celles commises par les patrons d’Enron ou de Worldcom (emblèmes et locomotives d’une charlatanesque « nouvelle économie » à laquelle se sont laissés prendre certains dirigeants d’entreprise en Europe).
En réalité, pour nécessaire qu’elle soit à la modernisation du capitalisme français, l’extension de l’économie de marché n’est pas fondée à détruire nos forces vives industrielles. Il n’y a en effet aucune obligation de jeter le bébé avec l’eau du bain ! Ceux qui le croient, en vertu de l’adoration qu’ils portent à un mythique « modèle américain », devraient porter un regard plus attentif et moins idéologique sur ce qui se passe de l’autre côté de l’Atlantique. Champion de l’économie du risque, reposant sur l’initiative individuelle et le refus de l’assistanat, les Etats-Unis n’en sont pas moins un Etat stratège, qui défend bec et ongles ses intérêts industriels, technologiques et sociaux par tous les moyens qu’il juge bons (protectionnisme sectoriel, subventions massives à l’agriculture, au transport aérien et aux industries de pointe, coercition contre des fleurons nationaux tentés de délocaliser leurs activités, dévaluation compétitive, déficit budgétaire, régimes fiscaux d’exception,…).
C’est pourquoi le gouvernement ne doit pas avoir honte de son geste estival qui, de toutes façons, sera refusé par Bruxelles et l’amènera à une épreuve de force avec la Commission. Epreuve de force qu’il devra d’ailleurs remporter sous peine de se ridiculiser. Le Premier ministre doit donc pouvoir compter sur le soutien massif des Français et de leurs représentants pour renvoyer Bruxelles à ses chères études : que la Commission le sache, tous les dogmes du monde (sur la concurrence ou le « libéralisme ») ne vaudront jamais l’attachement de la France à son économie réelle, à ses emplois et à sa cohésion nationale.
Au delà, Jacques Chirac doit saisir l’occasion de ce premier pas pour réhabiliter la place et le rôle de l’Etat stratège, qui n’interdit en rien, bien au contraire, la nécessaire baisse des charges, la simplification administrative, la réduction de l’ISF,.... Rien n’empêcherait plus alors les pouvoirs publics de bloquer l’OPA inamicale lancée par le canadien Alcan sur Péchiney, de remettre d’aplomb les sociétés Gemplus et Altran, de rétablir dans leurs prérogatives le Commissariat général au plan et la DATAR, de tirer toutes les leçons de l’excellent rapport Carayon, qui préconise le relèvement par l’Etat du défi de « l’intelligence et du patriotisme économiques », d’investir réellement dans la recherche, de ressusciter la politique industrielle, de favoriser les « noyaux durs » d’actionnariat salarié lors de la cession d’actifs publics (on pense par exemple à l’occasion manquée de Renault), ou encore de réviser leurs intentions vis-à-vis d’EDF.
Ce dernier cas, si exemplaire de la problématique de l’Etat stratège, mérite d’autant plus qu’on s’y arrête que le Premier ministre a judicieusement décidé un temps de réflexion supplémentaire de trois mois avant de s’engager éventuellement dans la privatisation.
En effet, la privatisation annoncée d’EDF mènerait à une véritable catastrophe nationale. En quoi la privatisation est-elle souhaitable, voire nécessaire ? En l’état, la réglementation européenne ne nous y oblige pas. Ensuite, il n’y a pas de légitimité économique à le faire en l’absence de tout marché européen unifié de l’électricité (et donc de toute contrainte objective en terme de concurrence). Bien « pas comme les autres » dans la mesure où elle n’est pas stockable, l’électricité nécessite aussi une production en permanente surcapacité, ce qui induit une rentabilité peu attractive pour le secteur privé et explique surtout la déconfiture des privatisations étrangères déjà engagées : ainsi, le temple du capitalisme mondial, les Etats-Unis, est-il en train de revenir sur une privatisation qui s’est traduite par des coûts d’adaptation dispendieux et des coupures de courant endémiques (allant jusqu’à menacer l’activité économique dans certains Etats !). Notons, enfin, que la valorisation d’EDF n’est guère intéressante pour les investisseurs, compte tenu de ses dettes et provisions à passer, de ses investissements considérables dans la filière EPR et de sa gestion récente des plus hasardeuses.
Il serait tout de même bien triste de céder EDF à vil prix pour boucler les fins de mois de l’Etat ! La France y perdrait beaucoup : tout d’abord, la sûreté de son approvisionnement énergétique, à moindre coût (un tarif jusqu’à moitié moins par rapport à ceux pratiqués dans les autres pays de l’Union), dans des conditions de sécurité optimales et sur l’ensemble de son territoire (les opérateurs privés baisseront certes les prix pour leurs gros clients mais feront payer l’addition aux usagers ordinaires situés dans des zones peu habitées, tout en faisant des économies sur l’entretien des réseaux et équipements). A terme, c’est l’indépendance énergétique même de la France qui serait menacée, le secteur privé n’étant pas capable d’assurer la modernisation du parc électro-nucléaire qui la fonde (à moins que les pouvoirs publics aient décidé d’y renoncer !). Enfin, soyons certains que les Français ne pardonneraient jamais à leurs dirigeants d’avoir bradé une entreprise emblématique et garante du développement économique du pays, qui entre pour ainsi dire dans leur patrimoine commun.
S’opposer à la privatisation n’oblige pas pour autant à fossiliser cette grande entreprise qui a besoin de moderniser sa gestion (ses salariés le comprennent). Mais encore faudrait-il l’armer d’un véritable projet industriel et de recherche de long terme. A cette aune, la fusion d’EDF et de GDF s’impose d’évidence. En effet, comme l’a traduit la judicieuse proposition de loi de François-Michel Gonnot (proposant la création d’un groupe « Energie de France »), les gaziers sont de plus en plus intégrés aux électriciens, le gaz constituant l’appoint tout désigné du nucléaire. L’ayant parfaitement compris, nos amis allemands se sont d’ailleurs engagés dans cette voie.
La France a besoin, nous en sommes tous convaincus, de davantage de libéralisme pour dynamiser son développement économique. Elle n’a cependant pas tant d’atouts qu’elle pourrait s’offrir le luxe de les dilapider. EDF en est un dont l’avenir constituera l’un des dossiers les plus importants de la rentrée. Il mérite, à tout le moins, un débat au Parlement où, en dehors de tout préjugé idéologique, puisse prévaloir le seul intérêt national. Hélas, l’intérêt national aujourd’hui passe trop souvent pour le comble de la « ringardise » au pays de l’économiquement correct !
Nicolas DUPONT-AIGNAN
Président de Debout la République
Député UMP de l’Essonne