France
CIVILISATION - A la pointe de l’Histoire, une fois encore
Pour l’intellectuel hongrois qui signe ce texte, la France est historiquement responsable de la globalisation. Il est donc naturel qu’elle soit la première à en combattre les vices, ouvrant la voie à tous ceux qui veulent reprendre en main leur destin.
Après les violences de l’automne, voici le printemps français. Le mouvement prend de l’ampleur et on ne voit aucun dénouement à l’horizon. La radicalisation des étudiants issus de la classe moyenne suit ainsi la révolte des déshérités dans les banlieues. Au premier abord, ces deux couches sociales se méfient l’une de l’autre, mais les causes profondes de leur mécontentement sont identiques. Il ne va pas de soi aujourd’hui qu’ils feront cause commune ou que les revendications sociales se transformeront en une nouvelle idéologie, mais leur alliance constituerait un tournant révolutionnaire. Sur Internet, certains forums parlent déjà de la révolution de mars.
Ce mouvement des étudiants est bien différent et bien plus radical à certains égards que celui de 1968, notamment par le rejet de toute récupération politique, même de la part de la gauche, qui a pourtant de grandes traditions révolutionnaires. Pourtant, l’esprit des graffitis semble rappeler celui de 1968 (par exemple : “Ne pas nourrir les CRS, merci !” ou encore, sur une photo de CRS derrière un véritable rideau de fer : “Par mesure de précaution contre la grippe aviaire, confinement des poulets”). Par le rejet du système gauche-droite, les jeunes rejettent en bloc tout un régime politique, ce qui constitue un facteur révolutionnaire même en l’absence de nouvelle idéologie.
Les mots d’ordre gravitent autour de l’avenir. Voilà le plus pénible de l’affaire : la société n’offre aucun avenir acceptable aux jeunes, ce que les sociologues tendent à confirmer dans la presse. Aussi l’opinion publique se montre-t-elle solidaire du mouvement des étudiants. Certes, le taux de chômage, de 20 à 25 % chez les jeunes en général, monte jusqu’à 40 % et plus dans les banlieues les plus défavorisés, mais ce chômage dramatique n’est qu’un versant de cet avenir sans avenir. On le sait, la société industrielle offre des perspectives pour le moins douteuses, voire catastrophiques à long terme pour les nouvelles générations. Et, loin d’apporter un réconfort passager ou de leur faire oublier cet avenir globalement négatif, la promotion publicitaire d’un certain bien-être de consommateur, qui devient de plus en plus inaccessible pour les jeunes, ne fait que les pousser à la révolte. Tous les éléments sont réunis pour une véritable crise de civilisation.
Il serait illusoire d’affirmer qu’il s’agit d’un problème propre à la France. Loin s’en faut, car le mouvement refuse précisément une société de précarité livrée aux tendances économiques mondiales, opposant à celles-ci la revendication légitime d’un régime social servant les intérêts des citoyens. Loin d’être terminée, comme d’aucuns ont pu l’affirmer, l’Histoire continue – du moins se révèle-t-elle bien vivace en France ces jours-ci.
L’ampleur et l’ardeur inédites de ce mouvement des étudiants, ainsi que leur radicalité et le très large soutien populaire dont ils bénéficient, obligent même les plus récalcitrants à réfléchir. Il se passe quelque chose en France. Quelque chose d’insolite, qu’on croyait devenu impossible ou dont on nous avait fait croire que cela ne pourrait plus arriver dans le monde “civilisé” – ou, plutôt, globalisé.
Ne jamais accepter l’absence d’avenir comme une fatalité
Voyons comment les choses s’étaient passées dans le cas de la Révolution française, si déterminante par son universalité. Il ne s’agit pas seulement de la fameuse histoire de la Bastille. C’est comme si la France s’était approprié depuis toujours le rôle de porte-drapeau de la civilisation occidentale. On n’a pas l’habitude d’en appréhender l’enchaînement historique dans son ensemble, mais faisons cet effort. L’histoire commence avec Clovis, qui devient le premier roi chrétien d’Europe, ouvrant une nouvelle époque. A travers Charlemagne et jusqu’à la fin du Moyen Age, l’exemple de la culture chevaleresque et courtoise française domine en Europe. A tel point qu’il revenait à la France de tout défaire, par la destruction de la Bastille et de l’ordre féodal dans son ensemble. Au XIXe siècle, la Commune a ensuite ouvert un nouveau chapitre, plus radical, dans l’histoire des révolutions.
En même temps, l’exemple français a été exporté en Amérique. Mondialisation oblige, pourrait-on dire – et, à y regarder de plus près, le rôle d’initiateur de la France dans tout ce qu’on appelle globalisation ou modernité reste décisif. Non seulement elle a donné à l’Amérique la statue de La Liberté, mais aussi l’esprit de sa Constitution, et elle a largement contribué à son indépendance vis-à-vis des Anglais. Bref, toute l’idéologie moderne de la liberté reste d’abord une invention et une initiative françaises. Il est d’autant plus curieux que l’intelligentsia française montre du doigt la globalisation américaine que c’est la France qui l’a exportée dans le Nouveau Monde. La conséquence remarquable de cette donne est la responsabilité historique de la France par rapport à la globalisation, au point qu’il lui revient au premier chef de faire quelque chose quand on voit que cela tourne mal. D’après la logique de l’histoire occidentale, ce serait donc en France ou par la France que devrait apparaître une alternative à la globalisation. Or l’intelligentsia française reste enlisée dans un marasme sans précédent. Voilà pourquoi la fameuse “racaille” et les “voyous” ont réagi les premiers – en l’absence de toute orientation révolutionnaire, par la force brute. Le mouvement des étudiants va déjà plus loin. Il est trop tôt pour dire jusqu’où il ira, mais il est urgent d’y réfléchir.
La France aurait donc apparemment entamé la Bastille de la globalisation. Tôt ou tard, les conséquences écologiques du modèle global dominant imposent un changement d’attitude révolutionnaire. Une révolution globale s’impose ainsi comme le destin de cette civilisation. En particulier de ce point de vue, ce qui, vers la fin du XXe siècle, a pu apparaître pendant un temps comme “la fin de l’Histoire” peut se lire aujourd’hui comme le calme qui précède la tempête. Rien ne garantit que la résurrection de l’Histoire sera bénéfique. Pour un individu comme pour une civilisation, il ne suffit pas d’ignorer son destin pour s’en débarrasser.
Le printemps français nous rappelle qu’il ne faut jamais accepter l’absence d’avenir comme une fatalité et s’y soumettre comme à une “contrainte économique”. Individuellement comme collectivement, nous pouvons toujours reprendre en main notre destin et notre liberté. Si nous n’en faisons rien, nous n’en sommes pas moins responsables .